La table humaine

Capture du 2015-06-17 14:55:34G-string ou nu intégral ? Qui sont les hôtesses de «nyotaimori», cette tradition japonaise de la table humaine, capables d’un self-control extrême, pendant qu’une clientèle alcoolisée mange des sushis entre leurs cuisses ? Les réponses de notre envoyée spéciale au Japon, entre deux gonades d’oursin et des oeufs de saumon.

A la fin des 80’s au Japon, les hommes d’affaire se mettent à table sur une femme nue, si possible vierge, pour manger des sushis à même son corps. « A I’époque, les Japonais ne savaient plus comment dépenser leur argent, explique Steve Gagnon. Au plus fort de la bulle économique, ils ont créé le nyotaimory, un corps-table décoré de poissons crus, d’algues et de fleurs sur lequel ils pouvaient picorer de leurs baguettes tout en négociant des contrats… » Créateur en 2005, d’un service de body-sushi à domicile, l’Américain Steve Gagnon perpétue en Floride cette tradition culinaire coûteuse et extravagante. Ses clients sont essentiellement des entrepreneurs, qui pour agrémenter leur repas d’affaires, sont prêts à payer le prix fort afin de déguster la chair crue de poisson sur la peau nue d’une top-modèle. Allongée, impassible, celle qui sert de support à cet étrange festin ne doit pas bouger d’un cil alors que les invités se servent sur ses cuisses, son ventre et autour de son pubis.

Feuilles de bananier
« Au Japon, les modèles étaient entièrement nues, avec des pétales posées sur la pointe des seins, et les clients prenaient les sushis à même leur épiderme, explique Steve. Moi je fais porter un G-string à mes modèles, et je pose les sushis sur des feuilles de bananier afin d’en conserver la fraîcheur. » Il s’agit d’éviter les fautes. . . de goût. Soucieux des formes, Steve Gagnon présente le nyotaimori comme une performance inédite, synonyme de luxe et de volupté. A l’origine, le nyotaimori n’ a pourtant rien d’artistique. Une légende tenace l’associe même au milieu de la pègre. Traditionnellement, quand deux yakuzas signent un pacte, ils le font sur le corps d’une prostituée. Dans la pègre nippone, les femmes ne servent qu’à renforcer l’esprit de corps. On se les prête. On boit de l’alcool à tour de rôle dans la conque de leur pubis. Pourquoi ne pas en faire des plateaux-repas ? S’inspirant de cette légende tenace selon laquelle le nyotaimori aurait été créé par les yakuzas pour des fêtes privées, les hommes d’affaire au Japon considèrent ce genre d’amusement comme un prélirninaire déguisé.

Geishade pacotille
En 1998, quand la journaliste Rebecca Smith enquête pour Marie-Claire USA sur cette étrange pratique, elle découvre, horrifiée, l’envers du décor : plus ils boivent du saké et plus les clients se conduisent mal. Dans les stations thermales qui offrent encore ce genre de distraction, les filles recrutées pour servir d’hôtesses sont appelées avec dérision « onsen geisha » (geisha de pacotille) et traitées comme telle. L’une d’entre elles témoigne : « lls font toujours des remarques indécentes, comme si je ne pouvais pas les entendre. Ils font des commentaires sur la forme de mes seins ou de ma bouche, ou bien ils se vantent de la façon dont ils pourraient me satisfaire sexuellement. Une fois, un vieux dirigeant d’entreprise de Tokyo a voulu enfoncer ses baguettes dans mon sexe. » Mayunii, âgée de 24 ans, affirme même que certains clients sont tellement avinés qu’après l’avoir abreuvée de moqueries humiliantes, pour le seul plaisir de la voir frémir, ils finissent parfois par vomir en l’éclaboussant.

Etat second
Il faut des nerfs d’acier pour servir de support aux sushis et aux yeux. « Il ne faut pas bouger d’un pouce pendant au minimum deux heures, explique Steve Gagnon. La plupart des gens croient que c’est facile :  » Oh, je n’ai qu’à rester allongée pour gagner de l’argent  » . En réalité, on doit plonger dans une sorte d’état second ou entrer en méditation pour pouvoir tenir aussi longtemps. » Au Japon, les hôtesses de nyotemori se soumettent à une préparation très stricte. L’entraînement consiste à placer six oeufs sur l’apprentie onsen geisha. Etendue, elle reste figée pendant quatre heures sans que les oeufs ne bougent. Pour tester sa résistance, on fait ensuite tomber des glaçons au hasard sur son corps. Si un seul oeuf glisse, le chronomètre est remis à zéro et l’épreuve reprend depuis le début. « C’est à cause de cette obligation de rester indifférentes aux écarts de conduite des clients que les directeurs d’établissement, lorsqu’ils recrutent des geishas de nyotaimori, cherchent des jeunes filles très patientes », explique Rebecca Smith.

Vaisselle fine
Certains ne choisissent que des filles de groupe sanguin A, les personnes de ce type ayant, dans la société japonaise, la réputation d’être sereines (celles du groupe B sont considérées comme ambitieuses, du groupe O comme dominatrices et les AB comme des intellectuelles). Il y a aussi un autre critère : la geisha doit être vierge car seule une fille à I’hymen intact possède la pureté intérieure exigée. C’est peut-être cela qui fait tout son prix finalement : l’esthétique du vide parfait. L’hôtesse de nyotaimori doit rester pure au milieu des choses crues, détachée de ce corps qu’elle donne littéralement à manger. Avant chaque repas, elle passe d’ailleurs 90 minutes à se nettoyer, avec une minutie maniaque. Pas un centimètre de peau qui ne soit poncé. Son corps, l’équivalent d’une vaisselle fine, doit briller comme la porcelaine. Les jambes et les aisselles sont soigneusement épilées à la cire. Les poils pubiens taillés ou rasés. Près d’un bain chaud à 45°C, l’hôtesse se frictionne d’abord vigoureusement avec une éponge et un pain de savon non parfumé. Ensuite, elle frotte son corps avec un sac de lin rempli de son -le nukabukuro– afin d’éliminer les peaux mortes. Opération suivie d’un autre frottage, cette fois-ci avec un luffa. La toilette se termine par une douche glacée, pour couper la transpiration Les déodorants et les crèmes hydratantes sont prohibés. Ils pourraient altérer la saveur des sushis.

Sel gemme
Dans certains onsen, les jeunes filles sont même tenues à la diète, afin que Ia température de leur corps, en état d’hypocalorie, reste basse. et boivent des thés spéciaux qui donnent, paraît-il, une suave odeur à leur peau. Quand un onsen a du succès, l’hôtesse de nyotaimori doit assurer plusieurs services de suite, chacun précédé par la même toilette maniaque, à l’aide d’une solution de pur jus de citron vert mélangée à du sel gemme, pour enlever les odeurs de poisson… Rien n’est laissé au hasard dans ce pays obsédé par la pureté. Le nyotaimori se déroule d’ailleurs dans des salles à l’ancienne, au minimalisme radical: tatami et cloisons coulissantes. Une calligraphie – parfois une estampe ou une fleur – orne sobrement l’alcôve, en guise d’unique décoration. Allongée directement sur le sol, ses cheveux déployés en éventail, la jeune fille, yeux ouverts, fixe le plafond et rentre profondément en elle-même afin de se soustraire au bruit des conversations… qui, inévitablement, vont tomber sur elle, accompagnées de commentaires plus ou moins égrillards.

Gonades d’oursins
Comme s’il fallait stimuler la libido des clients, les sushis ne sont pas déposés au hasard sur son corps. Connu pour améliorer les performances sexuelles, l’anago (congre) est placé près du pubis, de même que le poulpe (tako) aux tentacules suggestives ou les coquillages (kai) qui sont l’équivalent chez nous de la « moule » ou de la « morue ». Certains sushis aux vertus aphrodisiaques comme les gonades d’oursins (uni) préparées avec un oeuf de caille cru trouvent parfois même leur place entre ses cuisses. Les oeufs de saumon (ikura) qui symbolisent la force de caractère sont placés, eux, près du coeur. Il existe en japonais un mot très important pour comprendre cette forme d’érotisme étrange qui consiste à réduire une femme à l’état d’objet et à tester son endurance : gaman. Gaman signifie qu’on supporte bravement l’épreuve. Dans cette culture qui repose sur Ie contrôle de soi, le nyotaimori relève presque du concours de gaman. C’est une épreuve d’art martial. Et pour les clients, une magnifique démonstration de stoïcisme. Quand ils quittent la salle, tout aussi alcoolisés qu’ils soient, la plupart d’entre eux remercie la jeune fille d’avoir su garder, au milieu du
désordre, la dignité impassible et souriante d’un Bouddha.

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Agnès Giard