Quand les flics passent à table

Impossible de dissocier l’histoire de la police et celle de la table. De Chez Denise à la Villa Corse, du Caveau du Palais au Juliano, «Grand Seigneur» vous dévoile les p  etites habitudes et les grands plats de la maison poulaga.

En 2011, prendre rendez-vous avec le patron de la police judiciaire de Paris paraît plus facile qu’obtenir une interview de Justin Bieber. C’est donc à la suite de deux coups de téléphone et d’un courtois contrôle d’identité à l’entrée, que l’on se retrouve au dernier étage du 36 quai des Orfèvres. Le maître des lieux, Christian Flaesch, 52 ans, nous accueille dans son bureau vaguement « designé » en compagnie de ses deux chefs de cabinet. « C’est plutôt marrant comme angle de sujet », nous fait remarquer ce fils de brigadier-chef alsacien, dont la carrière est montée en flèche (désolé).

On se risque à « freudiser » l’entretien en lui demandant s’il admirait son père quand il était enfant, il nous répond que oui évidemment. Que oui à l’école dans la cour de récréation, il préférait incarner le gendarme plutôt que le voleur, « mais bon j’ai l’impression que je suis chez le psy, là. Ce n’était pas l’objet de cette rencontre, non ? » Certes. On entreprend alors de recentrer le débat en le faisant passer à table. « Eh bien, j’apprécie tout particulièrement la Tour de Montlhéry-Chez Denise, ses rognons, ses entrecôtes le tout arrosé d’un Chinon ou d’un Margaux. Et puis pour l’ambiance aussi et la déco, notamment les nappes dessinées par Raymond Moretti. J’aime beaucoup Moretti, comme vous pouvez le constater. » Christian Flaesch nous montre alors fièrement les lithographies du peintre français, un disciple de Picasso disparu en 2005, qui ornent certains murs de son bureau. Puis il enchaîne : « Avec Frédéric Péchenard (le directeur général de la police et l’homme qui l’a nommé à son poste, ndlr), nous aimons aussi nous retrouver à la Closerie des Lilas pour son lièvre à la royale et le patron aussi qui est très sympa. »

Moins de picole

On entend notre ventre gargouiller pendant que Christian continue : « Sinon le Caveau du Palais, bien sûr, pour sa blanquette, son bar grillé et sa poule au pot. Là, c’est surtout pour des déjeuners professionnels eu égard au fait qu’il est situé à proximité du Palais de justice. Il m’arrive d’y déjeuner avec des avocats ou des juges. Tiens, dernièrement, j’y étais avec Dupond-Moretti. » Et de nous expliquer, amusé, que le bouillant avocat lillois, surnommé « Acquittator » dans le milieu et sérieusement accro à la nicotine, lui avait gentiment pris la tête, ce jour-là, entre la poire et le fromage. La cause : une échauffourée entre des contrôleurs de la RATP et le pénaliste, coupable d’avoir grillé une clope sur le quai et s’estimant victime d’une erreur judiciaire.

On élargit le débat en s’informant sur les habitudes culinaires des hommes du « 36 ». Christian Flaesch nous explique alors les profonds changements de la maison. Par exemple, qu’il n’est pas rare que certains sautent le déjeuner pour lui préférer la salle de sport ou que question alcool, ce n’est plus tout à fait comme avant : « Lorsque j’organise un apéro pour fêter une belle affaire, beaucoup tournent au jus d’orange, chose impensable il y a encore vingt ans. » Nos indics nous ont pourtant signalé quelques bonnes bouffes bien arrosées à la Cochonaille, de l’autre côté de la Seine. « Ah bon ? Moi, je n’y vais pas. C’est en sous-sol et les portables ne passent pas. » Notre hôte doit nous quitter : un déjeuner au Sénat l’attend. En partant, sa chef de cabinet adjointe nous informe, rigolarde, que le numéro de Technikart avec le reportage sur la Fistinière (voir n°150 et 156) a connu un réel succès auprès des flics du 36. « C’est quoi ce truc, la Fistinière ? », s’enquiert alors le boss de la PJ. Nous laissons à la charmante policière le soin d’expliquer les tenants et les aboutissants du sujet à son boss.

Chez Denise

« J’espère que votre truc ne va pas m’attirer une clientèle de nazes ? » Denise Benariac est un vrai personnage. Son restaurant, Chez Denise donc, créé en 1966 avec son mari Jack Paul, est une référence en matière d’établissement de nuit proposant une cuisine de qualité. Une carte aux mets rustiques et d’inspiration auvergnate principalement : côtes de bœuf, haricots de mouton, foie de veau mais aussi une raie au beurre noir qui vaut le détour… Le chef Bernard Noël, 39 ans, poursuit la tradition depuis treize ans. Chez Denise, c’est un peu la cantine du show bizz. « C’est Moretti (le peintre dont Flaesch parlait plus haut, ndlr) qui nous a amené cette clientèle dans les années 70 et 80. » Et  quid des flics ? « Ah oui, aussi, avec le commissariat juste en face c’est logique. Je me souviens que Devos (un ex-patron de la PJ, ndlr) venait régulièrement. Et un autre aussi, j’ai oublié son nom… Un homme qui buvait mais qui buvait ! Il est mort aujourd’hui, le pauvre. Mais qu’est-ce qu’il était gentil ! D’une gentillesse ! »

Il émane de Denise une nostalgie teintée de tristesse quand elle évoque ces souvenirs ou quand elle nous désigne le beau portrait de feu Jack Paul affiché sur le mur derrière le comptoir – « Un vrai mec Jack, un type exceptionnel. » Puis Denise évacue ce moment de spleen par un : « Vous allez prendre un coup de rouge d’Auvergne ! » Il ne s’agit pas d’une question, mais d’une injonction. Nous obtempérons.

Le gigot de Sébillon

Deux jours plus tard, nous atterrissons au Sébillon à Neuilly-sur-Seine, avenue Charles De Gaulle, qui relie cette chic banlieue à Paris. La maison a été fondée en 1914 par Charles Sébillon puis reprise par son neveu, Albert Capelle, en 1936 jusqu’à sa mort en 1959. Son épouse a alors perpétué la tradition du lieu jusqu’à sa revente en 1984 au groupe détenu par Gérard Joulie, proprio entre autres de la brasserie Chartier. Thierry Debleds, le directeur de l’endroit, nous explique que « l’objectif principal du Sébillon était de gard er intact le côté culte du restaurant ». Le pari est réussi quand on goûte le produit star, le fameux gigot d’agneau Allaiton de l’Aveyron, tendre à souhait et tranché devant le client à volonté, le tout accompagné de ses lingots flottants. « On veille à une charte de qualité concernant l’agneau, ajoute Thierry Debleds. Il y a un suivi de l’animal en Aveyron, qui vit en liberté dans des pâturages et qui n’est jamais molesté par le berger. La viande en est d’autant plus tendre. »

On en oublierait presque pourquoi on est là. Ah oui : paraîtrait que votre gigot est particulièrement apprécié par la maison poulaga, vous confirmez ? « Cette réputation est un peu surfaite mais oui, il faut avouer que notre établissement plaît aux hommes et femmes de la place Beauvau (le ministère de l’Intérieur,  ndlr). » Et de nous préciser que le Sébillon était très fréquenté par le Nicolas Sarkozy maire de Neuilly et ministre de l’Intérieur. « La mère du Président est également une cliente régulière. Elle vient ici deux fois par mois. » Avant d’ajouter : « Nous fournissons également des os à Charlie, le chien de l’Elysée. » Autre pilier de poids : Charles Pasqua, qui possède d’ailleurs ses bureaux à proximité des lieux. « Oui, M. Pasqua vient très souvent. Il se place près de l’entrée, face à la porte. Il aime bien savoir qui rentre et qui sort. » Traduction : M. Charles ne tourne jamais le dos à une porte d’entrée, contrairement à Francis le Belge…

Chants et flics corses

Changement de décor de l’autre côté de la Seine : nous poussons la porte de la Villa dans le XVe arrondissement de Paris. Spot de prédilection de la diaspora parisienne, le restaurant propose depuis 2006 une cuisine à base de produits spécialement venus de là-bas : charcuteries, fromages, viandes, poissons, châtaignes, vins (mention spéciale aux blancs) et autres eaux-de-vie. Avec son ambi ance tamisée, ses fauteuils club et sa bande-son dans les toilettes composée de chants traditionnels en sourdine, la Villa Corse est un bistro chic prisé par les politiques, les pontes de la fédération de foot et des policiers natifs de l’île de beauté.

On repère d’ailleurs près d’une table une plaque ornée des noms de Charles Pellegrini, grand flic des 70’s qui affronta Jacques Mesrine ou le Gang des Lyonnais, et celui de Bernard Squarcini, l’actuel patron de la direction centrale des renseignements intérieurs (DCRI). Le boss du lieu, Augustin Grisoni, nous en dit plus sur ces illustres personnages : « Charles, je le connais depuis très longtemps. Avant, il avait un sacré coup de fourchette mais aujourd’hui, l’âge aidant, il fait plus attention. Quant à Bernard Squarcini, c’est un vrai gourmet gourmand. Rien ne lui fait peur. » On sollicite Augustin pour une photo, qui nous répond : « Faites-en plutôt une du chef Vincent Deyres (voir encadré), il sera là demain. »

Vénère des Batignolles

Les flics et la table, une histoire intime ? C’est ce que nous confirme Philippe Vénère, commissaire divisionnaire de la PJ dans les années 80 aujourd’hui à la retraite. Ce Français originaire de Bari en Italie est le propriétaire d’une pizzeria, le Juliano, dans le quartier des Batignolles à Paris. « Ici on reçoit une fois par mois des groupes de flics, on a même une salle dédiée pour cela. » Philippe nous assure que oui, les restaurants sont des lieux particuliers qui lui ont permis de régler certaines affaires « entre un geignard (un plaignant,  ndlr) et l’avocat de l’agresseur, par exemple », un lieu de rencontre avec certains truands – « J’ai déjeuné une fois avec Michel Ardouin – alias “Porte-avions” » – ou encore une mine d’informations – « Il est arrivé que je ferme les yeux sur certains restos où ça jouait un peu. En échange, les patrons me fourguaient des infos sur ce qui se passait dans le quartier. »

Philippe Vénère se souvient qu’il n’avait pas à l’époque d’adresse particulière, que la brasserie en face du commissariat faisait l’affaire. Il se souvient aussi que les repas étaient solides et arrosés. Et sans qu’on lui pose la question, il évoque le phénomène des fameux lieux estampillés « ronds de serviettes », les restos avec table ouverte pour les flics popularisés par le film les Ripoux : « Bon, ce n’était pas à ce point-là mais lorsqu’un patron m’invitait, je ne refusais pas systématiquement… » L’ex-commissaire, devenu depuis auteur de best-sellers où il fournit à ses lecteurs de précieux tuyaux pour, entre autres choses, contester les PV, doit nous quitter : « Je dois bosser avec un avocat pour une contre-enquête. Il semblerait que l’instruction ait été faite n’importe comment et qu’un innocent soit actuellement en prison. » Toujours vert le commissaire Vénère.

Par Sylvain Monier